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Comment les médecins démontrent-ils qu’une certaine cause peut avoir certains effets sur la santé ?

15 juin 2011

Le principe

Quand les choses sont simples, on peut se contenter d’un raisonnement simpliste et d’une démonstration simple. Par exemple, quand on soigne avec de la streptomycine une personne atteinte de méningite provoquée par le bacille de Koch (BK), elle guérit, quand on ne la soigne pas, la méningite est dramatique et quasiment toujours mortelle. Il est aisé d’en déduire que cet antibiotique est efficace contre la méningite tuberculeuse en raison de sa capacité à bloquer le développement du BK. Effectivement, le traitement des méningites tuberculeuses par la streptomycine a été une avancée thérapeutique qui a sauvé des milliers de malades.

Ce qui s’est passé avec le DES a démontré que ce type de raisonnement peut aussi aboutir à des catastrophes. Que s’est-il passé avec le DES ? Peu avant la seconde guerre mondiale, grâce aux progrès de la recherche médicale, les biologistes ont montré qu’en cas de menace de fausse couche, le taux des oestrogènes dans les urines diminue. Les médecins en ont déduit que la fausse couche résulte d’un manque d’oestrogènes. Ils ont alors supposé qu’en donnant un supplément d’oestrogènes aux femmes enceintes, elles feraient moins de fausses couches. et donc que, pour le bien des femmes enceintes, il fallait leur prescrire des oestrogènes.

Ils ont ainsi fait un raisonnement basé sur une succession de causes et d’effets : prise d’oestrogènes => pas de baisse du taux d’oestrogènes => pas de fausse couche.

Dans ce type de raisonnement « en chaîne », on suppose que, mécaniquement, chaque cause produit un effet qui devient la cause d’un autre effet. Mais dans la réalité, il se passe la même chose que pour une chaîne stéréo : il suffit qu’un élément soit mauvais pour que l’ensemble du système produise des résultats de mauvaise qualité. Dans le cas du DES, le maillon faible était le suivant : c’est la fausse couche qui fait baisser le taux des oestrogènes et non l’inverse. La prise d’oetrogènes n’agissait donc pas sur la cause de la fausse couche mais sur une de ses conséquences. L’interprétation erronée que les médecins avaient faite des observations des biologistes avait généré un faux espoir. Dans le cas particulier du DES, en raison des effets parfois nuisibles du traitement prescrit, ce faux espoir a conduit à une catastrophe. 

Le mode de raisonnement « une cause produit un effet » a un autre défaut majeur : il ne peut pas être utilisé quand l’effet étudié est dû à la conjonction de plusieurs causes, ce qui est souvent le cas en médecine. Il a donc bien fallu se résoudre à demander aux médecins d’adopter des raisonnements beaucoup moins simplistes et de vérifier leurs conclusions par des méthodes d’observation plus lentes et plus coûteuses pour la collectivité.

Actuellement, pour que les médecins considèrent que quelque chose (médicament, geste de soin, exposition à un produit, particularité génétique ou biologique, etc.) puisse avoir un effet sur la santé, il faut avoir obtenu les preuves suivantes :

1. La cause doit précéder l’effet

2. L’effet est plus fréquent quand la cause est là

3. Ce lien statistique est observé par des équipes différentes chez des personnes différentes.

4. Il existe une relation « dose-effet » (facultatif)

5. On peut expliquer comment la cause produit cet effet (facultatif)

6. L’effet disparaît ou diminue quand on supprime la cause.

Tous ces points méritent quelques explications.

Etape n°1 – La cause doit précéder l’effet

On ne conçoit pas qu’une cause puisse exister si elle survient après ce qu’elle est censée produire. En pratique, ça n’est pas forcément facile à déterminer. On ne sait pas toujours avec précision quand a commencé une maladie, l’exposition à un toxique ou la prise d’un médicament. Ainsi, par exemple, êtes-vous capable de dire quand vous avez pris de l’aspirine pour la première fois ? 

Etape n°2 – L’effet est plus fréquent quand la cause est là

Il est très rare que les problèmes de santé soient dus à une cause unique et de plus, il existe de grandes différences individuelles de sensibilité aux médicaments. Toutes les personnes exposées à la même cause n’en subissent pas forcément les mêmes conséquences. Pour détecter un possible lien de cause à effet un cas individuel ne suffit donc pas, il faut observer un groupe de personnes. Puis les statisticiens calculent un coefficient qui reflète l’intensité du lien statistique. Selon les cas, ils parlent de « risque relatif » ou d’odds ratio ». Plus ce lien est fort, plus le coefficient s’éloigne de la valeur 1. On considère habituellement que, si le coefficient atteint ou dépasse 4, le lien est vraiment net et qu’il ne s’agit pas d’une erreur de mesure ou de façon de calculer.

Etape n°3 – Ce lien statistique est observé par des équipes différentes chez des personnes différentes.

Toutes les équipes de recherche peuvent se tromper. Par ailleurs, la nature est si bizarre qu’il vaut mieux vérifier les observations sur plusieurs groupes de personnes avant d’extrapoler à l’ensemble de la population. Enfin, il est intéressant de savoir si ce qu’on a observé est une vérité universelle ou si cela ne se produit que chez certaines personnes en particulier.

Etape n°4 – Il existe une « relation dose-effet » (facultatif)

Il n’est pas rare que l’intensité de l’effet dépende de l’intensité de la cause. Par exemple, quand on boit beaucoup d’alcool en peu de temps, on a plus de risque d’être ivre que si on en boit peu. Quand les statisticiens découvrent que le lien statistique est plus fort chez ceux qui ont été exposés à des doses plus fortes, ils parlent de « relation dose-effet » et c’est un bon argument pour penser qu’il y a bien un lien de cause à effet. Cependant, une telle relation peut manquer, soit parce qu’on n’est pas capable de l’observer, soit parce qu’elle n’existe pas..

Etape n°5 – On peut expliquer comment la cause produit cet effet (facultatif)

Beaucoup de phénomènes peuvent être concomitants. Quand on n’est pas capable de comprendre comment l’un pourrait être la cause de l’autre, il vaut mieux rester prudent. Ainsi, en France, entre 1970 et 2000, les ventes de réfrigérateurs ont augmenté et le nombre des personnes mortes à cause de la grippe a diminué. Le frigo protègerait-il contre la grippe ? D’emblée, on répond « probablement non » parce qu’on ne voit pas comment ce serait possible. A l’inverse, quand on a montré 

que les cancéreux étaient très souvent des fumeurs, le lien de cause à effet a été immédiatement crédible parce qu’on savait aussi que le tabac contient des substances cancérigènes.

Cependant, connaître les mécanismes de l’action n’est pas indispensable. Les médecins ignorent beaucoup de choses et il faut parfois des années avant de comprendre comment un traitement médical agit. 

Etape n°6 – L’effet disparaît ou diminue quand on supprime la cause.

Cet argument est le meilleur mais il est aussi le plus compliqué à établir. Pour y parvenir, il faut organiser une expérience médicale très particulière qui demande une longue préparation et beaucoup de précautions. Une des façons de faire consiste à observer deux groupes de personnes présentant les effets (par exemple, des troubles du comportement) attribués à la cause (par exemple une grosse consommation d’alcool) et comparer ce qui se passe selon qu’elles cessent ou non d’être exposées à la cause présumée de leur problème de santé. On peut, par exemple, demander aux membres d’un des deux groupes d’être abstinents pendant plusieurs mois. Si leurs problèmes comportementaux s’estompent ou deviennent moins fréquents, on en conclut qu’effectivement, c’était bien la cause (la grosse consommation d’alcool) qui produisait l’effet puisque, quand on la supprime, l’effet disparaît.

Ce n’est pas toujours facile à vérifier : l’amélioration peut ne pas être immédiate et la cause peut laisser des traces indélébiles. Ainsi, par exemple, quand on arrête de fumer, le risque de cancer ne diminue que plusieurs années après l’arrêt du tabac. Quand les séquelles sont définitives, il est impossible de mener ce genre d’expérience. 

Où en est la preuve médicale de la nocivité du DES chez les femmes enceintes?

Examinons une par une chacune des étapes décrites dans les paragraphes précédents.

Etape n°1 – La cause doit précéder l’effet. 

Dans le cas du D.E.S., les séquelles du D.E.S. apparaissent après la naissance et donc toujours après la prise de D.E.S. par la maman. En revanche, il faut pouvoir être sûr que la maman a pris du D.E.S. pendant la grossesse. 

Etape n°2 – L’effet est plus fréquent quand la cause est là. 

Certaines conséquences chez les “filles D.E.S.” sont très spécifiques de la prise de D.E.S. par leur maman. C’est le cas de l’adénocarcinome à cellules claires du vagin ou du col utérin. En 1971, l’apparition alarmante de cas de ce type de cancer chez de jeunes femmes âgées de 14 à 22 ans, a mis la communauté médicale en alerte. Ce cancer très rare n’avait jamais été observé chez des femmes aussi jeunes. Le journal médical américain New England Journal of Medecine a fait mention d’un lien possible entre le DES et le cancer à cellules claires chez des jeunes femmes exposées in utero au DES prescrit à leur mère (Herbst A et col.). A la suite cette alerte, le Ministre de la santé des Etats-Unis a mis en garde contre l’utilisation du DES pendant la grossesse. Le Dr Arthur Herbst établit alors un registre international des cas de cancers à cellules claires. Sept mois plus tard, la FDA a recommandé aux médecins de cesser de prescrire du DES aux femmes enceintes. Le Canada a fait de même peu après. 

Etape n°3 – Liens statistiques observés par des équipes différentes chez des personnes différentes. 

Une longue série de problèmes médicaux moins spécifiques font ou ont fait l’objet d’évaluations parfois contradictoires du lien statistique entre la prise maternelle ou grand-maternelle de DES et les problèmes de santé observés chez les enfants ou les petits enfants. Dans ce domaine, le débat médical est loin d’être clos ; pour chaque problème de santé susceptible d’être provoqué par le DES, voir sur ce site).

Etape n°4 – Il existe une relation « dose-effet » (facultatif). 

Dans le cas du DES, la dose semble moins importante que le moment de la grossesse où le médicament a été pris. Les effets nocifs du DES ont été observés surtout en cas de prise en début de grossesse mais il ne semble pas y avoir de relation dose-effet.

Etape n°5 – On peut expliquer comment la cause produit son effet. 

Au fil des années, le mécanisme d’action du DES est de mieux en mieux connu et semble entrer dans le cadre de ce qui est regroupé maintenant comme les « perturbateurs endocriniens ».

Etape n°6 – L’effet disparaît ou diminue quand on supprime la cause. 

On ne pourra jamais obtenir ce type de preuve médicale puisque les dégâts ont sauté une génération. On ne peut pas remonter le temps.

Au total, il y a donc un ensemble d’arguments qui montrent que le DES peut être nuisible chez les femmes enceintes. Ensuite, à chaque fois qu’on veut savoir si un problème de santé donné peut être lié à la prise maternelle ou grand-maternelle de DES pendant la grossesse, il faut passer par les étapes 1, 2, 3 et 5. 

Preuve médicale ne signifie pas preuve juridique

En pratique, établir la possibilité d’un lien entre une cause et un effet sur la santé est toujours compliqué parce qu’il faut à la fois observer, mesurer, réfléchir et vérifier plusieurs fois ce qu’on pense avoir trouvé. La plupart du temps, les preuves ne sont pas formelles ; il s’agit plutôt d’un faisceau d’arguments médicaux convergents. 

Il faut aussi se souvenir que le lien médical de cause à effet est étudié sur un groupe de personnes et qu’une même cause ne produit pas ses effets de la même façon chez tous. Comme toujours en médecine, chaque personne est un cas particulier. Toute personne peut être exceptionnelle, c’est-à-dire faire exception. En pratique, la preuve médicale qu’une cause (être une “fille DES”) peut avoir une conséquence (des séquelles importantes) ne signifie pas que toutes les “filles DES” ont ou vont avoir ces séquelles. La réalité a confirmé que, malgré la nocivité du DES, seule une minorité de filles DES a eu à vivre avec des séquelles dramatiques dues à la prise de DES par leur maman, ce qui complexifie beaucoup la recherche de preuves en cas de procès.