Témoignages : Filles DES

La fêlure

10 mars 2018

“Fille de…” 

Le passé avait toujours la même odeur de cendre.

Le regard implorant de l’enfant la poursuivrait jusqu’à la fin du temps. Jamais elle n’avait pu s’entendre appeler Maman. La plaie au fond d’elle était ouverte et ne cicatrisait pas. C’était un gouffre vertigineux qui sans cesse menaçait de l’engloutir. Pourtant elle n’avait pas peur d’y penser, il ou elle aurait tel âge cette année, cela faisait partie d’elle, comme un membre fantôme, cette vie en elle arrachée. Est-ce que cela faisait d’elle une mauvaise mère ? L’amour maternel n’était pas inné, les études montraient que certaines femmes ne parvenaient pas à faire le lien avec leur enfant. Et certains enfants ne parvenaient pas à aimer leur mère. La vie se brisait sur le rocher de l’absence, sur le silence, sur l’impossibilité d’être en vain.

Etait-ce ce qui s’était joué dans le silence de son ventre lorsque l’enfant avait décidé de partir ? Qu’elle n’avait pu le retenir, dans les cauchemars où elle lui donnait la vie pour mourir, prête au sacrifice suprême que la vie lui avait refusé !

Faire de la vie, un ventre muet qui resterait à jamais la tombe vivante d’un fœtus mort, disparu, emporté par le flot de sang et de larmes. Comment accepter ce corps qui avait décidé pour elle sans qu’elle fût consentante à ce sacrifice, subi malgré elle ? Quel but secret son âme rebelle lui avait imposé dans ces années de jeunesse maintenant vite passées à l’aube de la cinquantaine ?

Elle avait beau essayé de changer de vie, de se réinventer en permanence, une nouvelle identité, le vide l’aspirait toujours et encore, ne pas pouvoir donner la vie, de pas pouvoir aimer ! Comment vivre avec ce poids ? Ce fardeau ? Cette disgrâce ? Cette fêlure ? Quand il n’y a plus d’espoir, comment traverser sans dommage la porte dévastatrice du chagrin, à chaque jour, un rappel de la blessure, un mot, une image, une parole entendue ou reçue, un témoignage.

Il est si naturel, si vivant, si normal de parler autour de soi, fierté suprême de la vie, de ses enfants, de ses petits-enfants. Les gens le font sans y penser, naturellement. Tant pis pour les laissés pour compte de la maternité, pour les SDF de l’amour maternel…. Les exclus au bord du chemin ;

A chaque pas, la réalité la rattrapait, brutale, impitoyable, cruelle par sa simplicité, la nudité des phrases qu’on dit sans savoir qu’elles font du mal. L’adage trop vrai qu’il n’y a que la vérité qui blesse.

Pour elle, pour sa mère atteinte d’Alzheimer, pour son père frappé de démence sénile, rien de tout cela, le silence dans la maison année après année, deuil autour du sapin de Noël, jours de fêtes que l’on s’efforce de rendre vivants, alors que les larmes pleurent au-dedans, ne pas dire pour ne pas blesser, prendre sur soi, sa douleur, cadenasser l’indicible, ne partager que le beau, le meilleur, la joie, l’amour que l’on cherche à chaque seconde, dans un regard inconnu croisé, dans un paysage sublime, dans le chant léger et si gai, de la mésange, dans les traces ténues la chatte en chasse sur la neige, dans un rayon de soleil qui inonde la cuisine, pour ne pas tomber, pour continuer à avancer, tenir pour faire plaisir aux autres, quand on a plus rien à donner, qu’on a épuisé sa matière vivante, quand il ne reste que les larmes du deuil d’une vie inutile.

La vérité d’un monde où il ne peut y avoir d’amour !

Il ne s’agit pas de se morfondre mais vivre ainsi en luttant chaque jour contre la honte de soi même. Etre malgré ce manque, ce trou en soi, une belle personne, courageuse et aimante, est un combat incessant et épuisant et la solitude qui ronge. Elle aurait tant voulu qu’un homme l’aide à porter ses enfants disparus, par la force de son amour pour elle.

Oui, toutes nous avons besoin que quelqu’un d’une force invincible de justice, nous prenne dans ses bras pour consoler en nous l’enfant et la mère blessées, les réunissent enfin une fois dans sa vie. Pardonner au monde sa cruauté, en cherchant la poésie, la gentillesse, l’engagement lorsque les forces le permettent, ne rien lâcher, tenir droite la route ….

Etait-ce cela apprendre à vivre ? Avec le DES …

A Marie 

F.M.