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Distilbène : quelles leçons sociologiques ?

3 mars 2013

Une expérience médicale et sociale des perturbateurs endocriniens (2010-2013)

Nous reproduisons ici un article publié dans notre revue trimestrielle « La Lettre » de mars 2013.

Notre enquête sociologique a été financée par le Programme national de recherche du ministère de l’Écologie et du Développement durable sur les perturbateurs endocriniens (PE).

Le DES est le premier PE identifié, son histoire constitue donc la première expérience sociale des perturbateurs endocriniens sur une grande échelle. Notre travail se concentre sur l’histoire française.

Les premiers constats que nous avons faits et qui ont guidé ensuite nos questionnements sont les suivants. L’histoire américaine du DES est celle d’un retard, d’une catastrophe qui aura duré plus de 30 ans avant que les alertes ne soient entendues. Mais la France a encore creusé ce déficit. Les motifs et processus ayant présidé à ce « sur-retard » doivent être éclairés pour espérer une visibilité et des anticipations réalistes sur le dossier des perturbateurs endocriniens. En effet, le DES s’impose comme un épisode fondateur en fonction duquel s’ajustent pour partie d’autres substances chimiques, à mesure qu’elles sont identifiées comme menaçantes pour la fertilité et la reproduction humaines. Les familles exposées au DES sont encore aujourd’hui une source de connaissance première. Notre enquête1 montre que les leçons tirées ont été globalement minces, mais pas nulles. Plusieurs volets doivent être distingués.

Par Emmanuelle Fillion (Maison des sciences sociales du handicap) et Didier Torny (INRA), sociologues

ARTICLE Programme National Recherche Perturbateurs Endocriniens

Pharmacovigilance : des apprentissages quasi-inexistants

Quand nous avons commencé notre enquête au printemps 2010, les personnels de santé publique et des institutions médicales nous ont dit qu’une telle affaire ne pourrait plus se produire. Les affaires qui ont suivi ont montré au contraire que le DES, loin d’être un médicament et un problème isolés, a une très forte portée en termes de pharmacovigilance.

Le scandale du Mediator qui a éclaté fin 2010 et celui des pilules de 3e et 4e générations depuis décembre 2013 ont remis la pharmacovigilance au centre des inquiétudes. Ils montrent que la multiplication des agences sanitaires et des procédures d’encadrement ne garantit pas la sécurité des médicaments. Comme pour le DES il y a 40 ans, sont à nouveau posées les questions de la collusion de l’Etat avec les intérêts industriels, des liens entre experts et firmes, des limites d’une pharmacovigilance post-Autorisation de Mise sur le Marché (AMM) laissée aux laboratoires, du peu de cas fait aux observations cliniques alarmantes, du manque de prise en considération des effets indésirables rares, de la multiplication de prescriptions hors AMM de produits à risque à des gens qui ne sont pas malades…

En juin 2010, l’interdiction du Bisphénol A (substance chimique cousine du DES), en 2011 l’interdiction des phtalates et parabènes a posé la question des effets transgénérationnels de nombreuses substances (les parabènes sont présents dans près de 400 médicaments). Sont ainsi relancées les questions des effets délétères à distance de l’exposition (ce qui ne se voit pas rapidement n’est pas pour autant inexistant), des fragilités spécifiques aux expositions in utero (la période d’exposition importe plus que les doses), des effets sur plusieurs générations (il y a des transformations génétiques causées par des expositions environnementales) et de la menace pour la fertilité humaine.

Des apprentissages cliniques limités

Faute d’avoir bâti à temps des cohortes de femmes ayant pris du DES et de leur descendance, ces populations sont demeurées largement invisibles en France. On s’est privé ainsi d’un outil de connaissance des effets à long terme du DES. Aujourd’hui encore, certains gynécologues disent n’avoir – jamais vu de « filles DES » -. Ces femmes subissent encore très régulièrement une longue errance diagnostique. Pour celles d’entre elles qui sont mortes d’un cancer, la question restera toujours posée de savoir si elles n’auraient pas pu être sauvées par une information appropriée. Parmi les autres, un grand nombre subit encore aujourd’hui des soins inadaptés, voire iatrogènes.

Des pratiques cliniques adaptées aux « filles DES » ont été mises en oeuvre, grâce à la mobilisation volontaire de quelques praticiens, mais elles sont demeurées marginales et méconnues. L’accès à celles-ci nécessite de facto la connaissance de son statut de « filles DES » et le passage par les associations. L’absence de « fléchage » institutionnel des consultations « spécialisées » de Saint-Vincent-de-Paul est à cet égard révélatrice. La méconnaissance générale des formulaires de congés maternité spécifiques en est un autre signe. Tout cela rend centrale l’action des associations, y compris dans l’univers médical et scientifique. L’enquête actuellement engagée par Réseau D.E.S. France sur les cancers du sein des « filles DES » vient ici encore combler un vide dangereux.

Apprentissages et innovations sur la scène judiciaire

L’espace judiciaire en revanche montre un véritable apprentissage en devenir à partir du contentieux Distilbène. Les témoignages de victimes et les premières décisions de justice à partir des années 2000 ont permis à de nombreuses personnes concernées de se saisir, non plus comme des malades isolés, mais comme un groupe exposé, pouvant légitimement demander une reconnaissance et, le cas échéant, une réparation de leur préjudice.

Par ailleurs, le contentieux DES a permis des avancées importantes concernant les droits des victimes. Il a notamment établi de nouvelles règles jurisprudentielles sur les preuves d’exposition à fournir : à condition que l’exposition soit avérée, c’est à l’entreprise pharmaceutique de démontrer qu’elle n’est pas à l’origine des dommages. Des jugements ont condamné, in solidum (solidairement) l’ensemble des producteurs quand aucun ne pouvait faire la preuve que ce n’était pas « son » produit qui avait causé les dommages.

La jurisprudence a également permis la reconnaissance du dommage en cascade aux 2e et 3e générations. Enfin, la Cour de cassation a défini une « obligation de vigilance » pour les industriels : les publications, même marginales et isolées, devraient entraîner à l’avenir des conduites de précaution de la part des producteurs. Néanmoins, il faut noter que c’est à propos des « maladies signatures » de l’exposition au DES (cancer ACC, utérus en T) que cette jurisprudence s’est construite. Quand le lien ne peut être établi de manière exclusive entre le produit et le dommage, les chances de gagner ne disparaissent pas, mais elles s’amenuisent.

Pour conclure

On peut dire que les leçons ont été très faibles, mais que le dossier reste actif. Dans cette enquête sur le DES, comme pour les autres affaires sanitaires que nous avons étudiées, on constate que c’est le plus souvent la mobilisation des victimes qui permet de rendre public un problème sanitaire grave. Notre travail est loin d’être achevé. Grâce à votre concours, nous avons collecté des matériaux d’une richesse considérable, notamment sur l’expérience des familles touchées, qui appellent encore de nombreuses analyses dont nous vous tiendrons bien entendu informés.